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Taxe carbone - Position BAPN

BAPN et les Réseaux de lutte contre la pauvreté ont à cœur de travailler l'articulation du climat, de l'environnement et du social, et de réfléchir aux conditions suivant lesquelles la transition climatique sera également une transition sociale. C’est l’un des importants chantiers des mois à venir.

La taxe carbone est une piste à l'étude actuellement pour faire face aux enjeux de la transition. Elle nous pose un problème particulièrement important sur le caractère inévitablement contradictoire que son principe recèle entre justice sociale, justice climatique, et par ailleurs justice fiscale.

L’idée inscrite en réflexion dans l’accord de gouvernement fédéral suppose un mécanisme fiscal globalement neutre, qui donc ne serait pas un levier de financement des investissements nécessaires à la transition. Son objectif est davantage d’agir comme moyen de responsabilisation et d'infléchissement des comportements individuels en organisant un incitant financier porté sur les combustibles fossiles (le principe pollueur-payeur).

Les réseaux de lutte contre la pauvreté estiment que cette mesure manquerait sa cible par son inefficacité, serait fortement injuste fiscalement et génératrice d'inégalités sociales, et serait plus largement contre-productive. Nous constatons que des alternatives existent pour mettre la fiscalité au service de la transition sociale et écologique, qui devraient être privilégiées.

1. Un outil peu efficace, un objectif qui manque sa cible

La fiscalité peut-elle avoir pour fonction de modifier les indices-prix pour orienter efficacement les choix de consommation sur le marché? Outre les questions philosophiques que cette question amène, reconnaissons d'abord l’ampleur et l'urgence aigüe du problème climatique. Si nous voulons réduire nos émissions de CO2 à un niveau soutenable, en s’accordant sur le respect des accords de Paris, alors, il faut constater que les changements de comportements individuels et de consommation, même généralisés, ne sont pas la piste principale. Le bureau d'études Carbone 4 a estimé que si les éco-gestes ne sont pas sans utilité – notamment, la réduction de consommation de viande –, ils ne représentaient qu'une part très minime des efforts nécessaires à la transition, lesquels doivent majoritairement découler de changements de modes de fonctionnement collectifs et d’un tournant radical dans nos structures de production.

D’autant que l'utilisation de l'outil fiscal pour orienter les changements de comportements n'aurait qu’un impact faible (1) . D’abord, pour qu'une mesure fiscale oriente les comportements des gens, il faut qu'elle ait un impact sensible sur leur portefeuille. En conséquent, les plus aisés, qui pourtant ont les modes de vie les plus polluants, ne seraient pas affectés par une taxe carbone. L’essentiel des effets écologiquement positifs seraient à chercher du côté de la part déjà précaire de la population. Ensuite, les comportements les plus polluants (transport, chauffage, alimentation) sont nécessaires à la vie élémentaire et sociale des populations. Bien trop peu d’alternatives existent aujourd’hui pour les décarboner. Et en l'absence de ces alternatives, la consommation est largement contrainte. Quand on habite la campagne, utiliser la voiture n'est pas un choix mais une nécessité2 . Isoler une maison qu'on loue n’est pas une possibilité, même pour celles et ceux qui ont des moyens financiers. Changer le chauffage d’un immeuble à appartements n’est possible que si tous les résidents s’accordent, etc. Il n'est pas dit que la variation des prix des énergies fossiles induise des modifications de comportements, qui sont fortement inélastiques.

2. Une mesure génératrice d'inégalités et dont les inconvénients ne peuvent être socialement compensés

Plus on est riche, plus on émet du CO2. En revanche, il est moins connu que plus la richesse d'un individu augmente, plus sa production marginale de CO2 par euro supplémentaire de ressource est faible. En effet, les produits et services de nécessité de base (alimentation, transport, énergie et chauffage), qui pèsent davantage dans les budgets des ménages pauvres, sont ceux les plus producteurs de CO2. Proportionnellement, les plus pauvres seront davantage taxés que les riches par un « carbon shift ». D’autant que la hausse des couts de transport aura en répercussion des impacts sur la hausse de tous les prix de consommation essentiels.

Une fiscalité carbone pesant sur les épaules des individus et des consommateurs constituerait en réalité une injustice fiscale. Elle aurait un impact différencié en fonction des capacités contributives et d'investissement de ceux sur lesquels elle pèserait :

  • La classe moyenne inférieure et les plus appauvris, dont la demande en combustibles fossiles est complètement inélastique, verraient leur endettement augmenter, ou leur exclusion sociale aggravée par le non-recours aux moyens de transport3 ou au chauffage devenus trop chers (donc, un impact écologiquement positif? Mais à quel prix...).
  • La classe moyenne supérieure trouverait dans les investissements qu’ils dégageraient (pour isoler un logement, acheter une voiture moins polluante ou un vélo électrique, ...) un moyen futur d'optimisation fiscale et de diminution de leur contribution à la solidarité collective et au financement des services publics et de la transition, affaiblissant ainsi le principe de justice fiscale
  • Les plus aisés ne seraient sans doute pas affectés par la variation de leurs moyens, l’incitation fiscale marginale étant faible pour eux.

Les idées parfois évoquées de taxation carbone progressive ne règlent par ailleurs pas ce problème : même progressive, une taxe carbone sera toujours nécessairement une source d'optimisation fiscale et par là même, moins progressive qu’un système fiscal basé sur les capacités contributives.

Par ailleurs, on propose fréquemment de compenser les effets socialement négatifs d’une taxe carbone par des soutiens financiers aux plus appauvris. Cette logique de l’écologie d'abord, la correction sociale ensuite a une effectivité réelle faible. Les milieux de lutte contre la pauvreté constatent ce mécanisme de "non-take up" au jour le jour dans les réalités de vie des personnes subissant la pauvreté et l'exclusion sociale. Plus on vit la pauvreté, moins on a tendance à pouvoir dans les faits bénéficier des aides sociales qui sont pourtant théoriquement à notre destination. Aux problèmes d'information, de conditionnalisation renforcée, de barrières multiples, juridiques, techniques, économiques dans l'accès aux droits s’ajoutent ceux des logiques d’activation, de la stigmatisation et de la dignité humaine. Ce phénomène de non-recours aux droits sociaux est majeur. Il engendre que les mesures compensatoires prévues pour soutenir les appauvris échapperaient certainement à une très importante part d'entre eux.

3. Une symbolique problématique, une mesure contre-productive

Déplacer le focus sur les comportements individuels à adopter renforcera le focus erroné d’une possibilité de la poursuite de la transition majoritairement par l’agir éthique de chacun.e ; alors que l'énergie et la mobilisation collectives devraient s'attacher à l'urgence du développement d'alternatives et de la décarbonisation de nos structures de fonctionnement sociétales qu'elles soient industrielles, publiques ou domestiques.

Or, taxer les gens pour changer leurs comportements ne suscitera pas une adhésion pourtant nécessaire à l’importance des transformations à venir. Nos sociétés sont aujourd'hui frappées par la crise sanitaire et sociale la plus importante que nous vivons depuis la Seconde Guerre mondiale. L'état d’appauvrissement de la population, qui déjà avant la crise avait connu son niveau le plus haut depuis que l’Union européenne réalise des estimations annuelles de la pauvreté matérielle (16,4% de la population belge en 2018), est en explosion. Parallèlement, la crise COVID renforce les inégalités d’accès à l'épargne : les déciles les plus aisés de la population voient leur épargne augmenter, quand les plus précarisés subissent pertes de revenus et hausses de dépenses qu’ils n'avaient pas pu prévoir et contre lesquelles ils n'avaient pas de matelas financier (37,9% de la population wallonne était considérée comme sans possibilité de faire face à des dépenses imprévues à l'aune de la crise sanitaire). Cette crise a mis en avant des fragilités trop souvent tues précédemment : ainsi, on s’est rendu compte que de trop nombreuses personnes en Wallonie devaient encore se chauffer au pétrole ou au charbon… Hors crise COVID, la taxe carbone avait déjà engendré le mouvement des gilets jaunes. Nul doute que la mesure subirait également une opposition populaire au sortir de ce contexte4.

Hélas encore aujourd’hui, pour une part significative de la population, le mot « écologie » ne signifie pas alternatives, mieux vivre ensemble, possibilités de redistribution de l'emploi ou des richesses, santé physique et sociale, ou résilience. Les adversaires de la décarbonation de la société ont construit un discours présentant les mesures écologiques comme punitives, responsabilisantes, destructrices d'emplois et de conditions de vie. Le risque de la taxe carbone, dans sa symbolique comme dans les effets sociaux qu'elle engendrerait, serait de donner des arguments aux tenants de ce discours et à éloigner l’adhésion de larges parts de la population à la nécessité d'une transformation écologique et sociale à la mesure des enjeux actuels. Elle reculerait la possibilité de faire advenir une réelle écologie populaire, profitable à la planète comme aux populations dans leur diversité.

4. Vers des alternatives concrètes pour une société de justice sociale décarbonée

Des alternatives de décarbonation réelle des agirs individuels existent. Permettre de décarboner les consommations de la population et diminuer notre dépendance collective et individuelle aux combustibles fossiles est essentiel. Pour ce faire, et notamment du point de vue des populations en pauvretés et exclusions sociales diverses, de nombreuses mesures doivent pouvoir être mises en place pour que les alternatives à la consommation carbonée soient réelles et concrètement accessibles. En termes d’isolation massive de logements publics et sociaux, en termes de travail sur les normes de mise à location de logements privés, en termes de mobilité notamment douce et collective, en termes de hausse générale des revenus minimum au dessus du seuil de pauvreté pour donner des moyens de transition et de l’air aux populations… des pistes sont à ouvrir pour permettre que tout le monde, y compris le monde populaire, puisse prendre sa juste part.

Des alternatives fiscales à affiner, souhaitables, positives pour les gens comme pour la planète, existent. Les voitures de société ne sont pas un système qui affecte les ménages pauvres et de la classe moyenne inférieure, en moyenne. La révision des quotas carbone ETS, la création d'une banque européenne pour le climat, la lutte contre l'évasion fiscale, la mobilisation de l’épargne, une réforme de l'impôt vers une progressivité bien plus importante, basée sur les capacités contributives, pour donner des moyens à la transition des plus précaires et aller chercher ces moyens nécessaires chez les plus aisés qui sont aussi davantage pollueurs, la recherche de marges d'investissements publics à dégager pour transformer les structures collectives et productives et ouvrir de réelles alternatives permettant de verdir les comportements sont quelques pistes parmi d'autres de chantiers d’une fiscalité servant un objectif socialement et environnementalement juste.

1 Une étude du Bureau fédéral du plan a estimé qu’après 10 ans d’introduction d’une taxe carbone dans le secteur du transport, l’impact sur la réduction de CO2, en fonction du prix carbone fixé, varierait entre -1 et -2,5%. Une récente étude scientifique menée dans 39 pays a abouti à des constats similaires, concluant que chaque euro fixé au carbone diminuait en moyenne le taux de croissance du CO2 de 0,01%. https://www.plan.be/publications/publication-1889-franalyse+de+mesures+concretes+de+la+coalition+climat+etude+realisee+a+la+demande+du+vice+pr emier+ministre+et+ministre+de+l+emploi+de+l+economie+et+des+consommateurs https://www.ineteconomics.org/research/research-papers/carbon-pricing-and-the-elasticity-of-co2- emissions

2 Il y a d’ailleurs parfois des corrélations entre situation géographique et situation de pauvreté. Une zone fortement connectée aux transports en commun sera fréquemment plus chère en termes de logements. Des personnes appauvries doivent souvent vivre dans des zones bien moins desservies et rurales, donc dépendre de la voiture, non par choix mais par cout du logement.

3 Avec les conséquences en cascade que cela génère : la non capacité de recours à un transport trop cher peut aboutir à se voir sanctionner du chômage parce qu’on a refusé une offre d’emploi trop éloignée du domicile ; idem pour les entretiens d’embauche ratés parce qu’on n’a pu s’y déplacer, et donc les possibilités d’emploi en moins.

4 Notamment parce que lorsqu’on vit dans le manque de tout permanent, on n’a pas nécessairement l’espace de réfléchir à d’autres stratégies que celles de la survie matérielle immédiate. On se préoccupe donc d’un lendemain rendu immédiatement plus difficile avec la taxe carbone sans avoir l’espace de se préoccuper de l’avenir climatique

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